L'Antipolitique
György Konrad

[Notes]

György Konrad - Un intellectuel du Centre-Est engagé

L'Antipolitique

I La Guerre froide : l'héritage pesant de Yalta

II La démocratie plus forte que la dictature

III L'Antipolitique : un individualisme forcené

Conclusion


 

Back György Konrad - Un intellectuel du Centre-Est engagé.

Né en 1933 à Budapest, György Konrad ne la quittera jamais. Il y fait ses études et se spécialise en sociologie. Il a vécu la seconde guerre mondiale et plus encore l'imposition du système répressif soviétique en Hongrie comme un traumatisme.
Auteur de plusieurs livres, György Konrad cherche la plupart du temps à offrir, dans ses romans et manifestes, une piste de réflexion à ses lecteurs, ainsi en vat-il du livre Le complice, paru en France en 1979, de même que de La marche au pouvoir des intellectuels, écrit de concert avec Ivan Szelenyi et paru en 1979.
Son oeil de sociologue passe la société hongroise, mais également nos sociétés occidentales au peigne fin et peu de choses lui échappe.

En définitive, souvent on dit que l'entourage d'un individu est plus parlant que ce que la personne veut bien nous en dire elle-même. Aussi, la préface de Daniel Cohn-Bendit, un ami, donne d'emblée un éclairage sur l'homme et son orientation intellectuelle profonde.
G. Konrad fait preuve d'une clairvoyance et d'une lucidité sur les rapports humains - indépendamment des blocs - assez impressionnantes. Il le doit sûrement aux emplois qu'il a occupé pour subvenir à ses besoins. Notamment à son emploi d'accompagnateur pour petits enfants, dont il se servira pour écrire Le Visiteur.

S'il fallait le résumer à quelques mots, on devrait avoir recours à deux idées : l’indépendance d'esprit d’une part et la clairvoyance et le franc-parler d’autre part.

 

Back L'Antipolitique

"L'Antipolitique", à l'image de son auteur, est un livre engagé. Ecrit en 1982, il porte la marque de son époque : on y lit non seulement la normalisation opérée par le Général Jaruzelski sur la Pologne de Solidarnosc et de son ami Michnik ; mais on y sent également le regain de tensions dans les relations Est-Ouest entre les deux blocs suite à la volonté affichée des Etats-Unis d'implanter des missiles balistiques de courte et moyenne portées de classe Pershing, en réponse aux SS-20 soviétiques.
C'est dans ce contexte de refroidissement des relations entre les deux blocs que György Konrad nous livre ses réflexions. Des réflexions qui font l'effet d'une bombe. La surprise attend le lecteur aux détours de chaque page. La surprise de voir la marge qu'il s'autorise pour critiquer les régimes politiques en place. La surprise de voir comment il n'épargne personne : l'Ouest n'y est jamais dépeint comme un paradis. La surprise aussi de voir un intellectuel, combattant la censure, refuser de jeter la pierre à son gouvernement, ni même aux Soviétiques.

On comprend dès lors que cette liberté de ton lui ait valu le prix européen de l'essai de la fondation suisse Charles-Veillon.

Le livre, en lui-même, s'organise en 29 chapitres synthétiques. Leur nombre ne constituent pas un obstacle à une lecture fragmentée puisqu'ils peuvent aisément se lire séparément.
En fait, trois thèmes principaux se dégagent. Il s'agit dans un premier temps de la dangerosité de la Guerre froide, héritage de la division de l'Europe opérée à Yalta, pour la survie de l’espèce humaine. Le second reprend l'idée que la démocratie supplante le totalitarisme, source d’énorme gaspillage. Enfin, le troisième thème décrit l'antipolitisme comme une nouvelle forme de rapports entre les gouvernants et les gouvernés.

 

Back I La Guerre froide : l'héritage pesant de Yalta

Pour comprendre la Guerre froide il faut remonter à Yalta. Là, dans cette ville de Crimée soviétique en 1945, les Américains, les Anglais et les Soviétiques - tous alliés contre l'expansionisme nazi, se sont eux-mêmes comportés en Etats nationalistes et impérialistes. Ils n'ont pas rougi lorsqu'appliquant le très classique droit du vainqueur sur le vaincu, ils ont décidé de la division de l’Allemagne en quatre zones d’occupation. Plus grave, le principe a été étendu à toute l’Europe.

 

Si les Alliés ont gagné, c'est parce qu'ils étaient des Etats de droit. Or, à Yalta, les gouvernements vainqueurs sont allés beaucoup plus loin en appliquant une nouvelle règle : celle qui veut que l’Etat qui a le plus de chars, d’avions, de bateaux, en somme la puissance militaire la plus importante est celui qui a le pouvoir d'imposer dans sa zone d'influence, son système social, politique et économique aux autres pays, qu'ils soient vaincus, neutres ou même vainqueurs.

Pour G. Konrad, l'impérialisme s'est retrouvé à l'heure de la victoire dans tous les camps et pas seulement du côté soviétique. Mais il ne se borne pas à ce seul constat. Il remarque à juste raison que, bien souvent, l'aspiration des Etats-nations à la domination mondiale se drape dans des valeurs chrétiennes ou humanistes. Mais cela n'est qu'un habillage, et le résultat ne correspond que très rarement à l'objectif de départ.
Ainsi, la France et l'Allemagne se sont affrontés à trois reprises aux XIXe et XXe siècle dans l'espoir de diffuser leur modèle de société. Pour cela, ils ont mobilisé leurs énergies nationales. Ils ont même entrainé dans leur sillage non seulement l'Europe mais également la planète entière dans leur guerre de domination. Le résultat en est la bi-polarisation autour de deux pays extra-Européens (USA/URSS).
Dans le système de Yalta, la problématique s'est légèrement déplacée : l'enjeu n'est plus la bataille entre la France et l'Allemagne pour s'assurer la domination continentale, mais celle des Etats-Unis et de l'URSS sur l'ensemble de la planète. Or, l'issue de cette confrontation ne peut être qu’invariablement la même : à savoir un match nul. A la différence majeure que les armes engagées sont des armes nucléaires susceptibles de rayer toutes traces de vie sur Terre.

L'Occident tolère la division de l'Europe parce qu'il n'a pas les moyens de contraindre les Soviétiques à retourner en URSS par la force. Et si les Etats-Unis se présentent comme les champions de la démocratie, ils n'ont rien fait pour les pays du Centre-Est quand ceux-ci ont tenté de s'extraire de la sphère soviétique. En effet, il serait une erreur de croire que les Etats-Unis sont prêts à mourir pour Prague, Budapest ou Gdansk. Au contraire, ils se satisfont tout à fait de la partition en deux blocs. En effet, la bipolarisation du monde renforce leur leadership. Aussi, ils n'ont aucune raison objective de vouloir la fin de cette situation. La défense des droits de l'Homme et de la démocratie n'est qu'une façade que les Etats-Unis utilisent uniquement lorsque cela corrobore leurs intérêts. A l’image des réticences à aborder le sujet quand il s’agit des pays d’Amérique centrale et latine dans leur zone d’influence.

 

Les intellectuels européens portent la responsabilité de la partition de l'Europe. En effet, le ralliement intellectuel et idéologique qu'ont opéré les penseurs, romanciers et écrivains chrétiens, libéraux et socialistes au tournant du siècle dernier au nationalisme a précipité l'Europe dans la première Guerre mondiale. Par un effet de domino, on peut dire que de la Grande guerre, il en a résulté le Traité de Versailles qui portait en germe les irredentismes et l’esprit de revanche qui a débouché sur la deuxième Guerre mondiale et finalement Yalta .

A tout vouloir régenter comme le font les dirigeants de l'URSS et des Etats-Unis, ces personnes se rendent malheureuses. En effet, plus loin s'étend la volonté de contrôle, plus nombreuses sont les sources de résistance et plus souvent ces tentatives de contrôle se trouvent mises en échec. De ce fait, les dirigeants soviétiques et américains dans leur soif de domination se retrouvent être les artisans de leurs propres frustrations.

Les deux superpuissances souffrent d'un gonflement de leur ego. Ils voient dans le prépositionnement de leurs troupes, en Europe et dans le monde, une source de fierté. Aussi, G. Konrad s'interroge sur la pertinence de celle-ci. Est-ce parce qu’un pays possède l’arme atomique et donc le droit de vie et de mort sur le reste de la planète qui rend les habitants de ce pays plus grands, plus intelligents ou meilleurs que les habitants des pays voisins ? Assurément non ; c’est pourquoi, somme toute, cette fierté est bien futile et ridicule . Pire, elle est dangereuse pour la planète dans son ensemble, car elle fait dépendre la paix mondiale de la susceptibilité d’une poignée de dirigeant.

C'est pourquoi les Européens ont tout intérêt à s'émanciper de part et d'autre du rideau de fer de la puissance tutélaire de leur zone.

 

 

Back II La démocratie plus forte que la dictature

 

Les instruments des régimes dictatioraux prennent le plus souvent la forme de la censure et de la répression policière. Or, ces instruments représentent un gâchis monstrueux en temps, en hommes et en richesses culturelles.
Pour s’en convaincre, il suffit d’établir une comparaison entre l'Ouest et l'Est dans le domaine de l’édition. En Occident, l'écrivain, s’il veut se faire publier un livre, établit un rapport marchand entre lui et son éditeur. L’œuvre, si elle est bonne et présente un intérêt commercial, sera publiée. Alors qu’à l’Est, l'écrivain est obligé de cacher ses manuscrits pour échapper à la police politique, doit trouver des stratagèmes pour faire sortir et imprimer ses textes hors du pays et finalement trouver un réseau clandestin qui accepte de prendre le risque d’assurer la diffusion de l’ouvrage . Au final, le résultat est toujours le même : la diffusion - même restreinte - a lieu. Or, la diffusion des idées est la base première de tout développement philosophique, bien sûr, mais également social, économique, scientifique et technique. Le totalitarisme, par son système d'interdiction est une source d'appauvrissement pour le pays où il existe.

 

La modération politique correspond à la conception idéale qu’il se fait des relations entre les individus entre eux et entre les individus et le pouvoir.
Pour pouvoir sortir de l’oppression politique, il s’agit de prendre en considération le point de vue de l’oppresseur, de comprendre ses motivations. pour ensuite apaiser ses craintes. En effet, selon G. Konrad, il est nécessaire de ne pas brusquer ceux qui sont aux commandes de l’Etat. Les élites politiques des pays de l’Europe centrale sont le fruit d’un lent processus de sélection. Certes, ce ne sont pas forcément les plus compétents, car le tri se fait sur des bases politiques et non méritocratiques, mais s’ils ont réussit à s’en sortir c’est qu’ils ont développé, malgré tout, un certain talent.
Aussi, les gouvernements des démocraties populaires doivent impérativement éviter les écueils de la colère de Moscou et celui de la colère populaire . Les peuples doivent le comprendre pour ne pas mettre leur gouvernement dans une position intenable à l’égard du Kremlin.
Ainsi, il exprime une vive défiance à l'égard des grands mouvements populaires de protestation comme en Pologne en 1973 et surtout 1980. Car, ils accroissent les risques d’intervention des troupes soviétiques.
La modération, c’est aussi une défiance vive à l'égard de l'opinion publique internationale. Les peuples de l’Europe du Centre-Est n’ont rien à attendre de l’Occident. Ils l’ont tous expérimenté à un moment de leur histoire. En effet, les télévisions, les radios occidentales se nourrissent des images choquantes et sensationnelles. Or, cela est incompatible avec l’instauration d’un climat pacifique et de respect mutuel. Pour sortir de la confrontation, il faut calmer le jeu politique. Cela passe - surprenant sous la plume d’un écrivain du Centre-Est - notamment par le respect des symboles soviétiques dans les villes et villages libérés du nazisme par l’Armée rouge.

 

 

Back III L'Antipolitique : un individualisme forcené

Après avoir traité du danger que faisait courir la guerre froide et abordé les limites de la dictature et les moyens d’en sortir, G. Konrad brosse à grand traits les caractéristiques de la pensée antipolitique. Celle-ci se nourrit d’une grande défiance à l’égard de l’Etat, appelle à l’émancipation intellectuelle pour atteindre la vraie liberté, celle d’un monde de libre-penseurs.

 

La surabondance de l'Etat et de la politique se retrouve à tous les compartiments de la vie dans les pays du Centre-Est . Il n’est pas possible d’écrire, parler, imprimer librement. L’Etat est à la base de tout, dans la vie politique bien sûr, mais aussi dans la vie économique, la vie sociale et intellectuelle
L’antipolitique est profondément indépendant. Cela veut dire également qu’il doit s’affranchir des cercles du pouvoir. Cette obligation morale est encore plus impérieuse lorsque le pouvoir est détenu par des amis.
L’indépendance d’esprit ne veut pas dire “apolitisme” . L’antipolitique critique sévèrement ceux qui se déclarent apolitiques. En effet, s’ils se retranchent dans leur sphère privée et fuient tout débat idéologique, les apolitiques oublient que la politique, elle, s’occupe de tout. Ainsi, croyant échapper à la politique ils ne font que le jeu de celui-ci.

 

Développer une attitude antipolitique, c’est reconnaître que les intellectuels indépendants sont les vrais créateurs d’idées. A ce titre, ils s’opposent à l’intelligentsia dirigeante dont le recrutement sur les critères de discipline et de conformisme à l’égard de la ligne de la direction du Parti. Il exprime son dégoût vis-à-vis de l'intelligentsia au service d'une cause. Sa critique n’épargne pas les penseurs qui instrumentalise la religion à des fins politiques. Le christianisme politique est directement visé.
L’antipolitique fait l’éloge de la modestie et du travail effectué consciencieusement. Le propre de l’intellectuel c’est le plaisir de manier des concepts, de les arranger et les réarranger à l’infini. “Les gens qui travaillent dur ne courent pas après le luxe ; ils n’ont pas cela en tête. Ils trouvent ridicule que quelqu’un cherche à impressionner les autres en dépensant sans compter. Les écrivains ont toujours été des hommes plutôt modestes.”Quoi de plus parlant pour illustrer une telle assertion que l’exemple d’Einstein qui se contentait du strict nécessaire pour vivre et qui ne fit usage de sa notoriété que pour appeler le président des Etats-Unis à ne pas employer la bombe atomique en août 1945.
L’intelligence ne se domestique pas, pas plus qu’elle ne se décrète. C’est pourquoi, en dépit des brimades et des restrictions en tout genre, les intellectuels ne peuvent que supplanter les dirigeants qui font l’économie de la pensée critique.

 

Contrairement à ce que le dogmatisme communiste a longtemps proclamé, le véritable internationalisme est celui des intellectuels et non celui des ouvriers. Car le système communiste se présente comme un système cohérent d’interdiction. Ensuite, il est organisé sur une base nationale pyramidale où seule l’élite du Parti, la nomenklatura, a réellement connaissance de la réalité du monde et des échanges. Or, l'intellectuel n'est pas attaché à une terre. Sa terre d'enracinement, ce sont les idées et les idées sont les objets de la vie courante qui sont le moins soumis à un pays, à une zone géographique particulière. Elles circulent autour du monde, franchissent les frontières et s'échangent librement . C'est pourquoi, les intellectuels, grâce à leur travail d'abstraction, s'entendent beaucoup plus facilement où qu'il soient, que ceux, ouvriers, industriels, commerçants qui travaillent dans le matériel. Les ressources premières étant rares et épuisables tandis que le réservoir ne pourra jamais être épuisé.
Le développement exponentiel des technologies est une aide appréciable au travail de subversion des intellectuels. Il est également un subtil indicateur du degré de liberté d’expression dans un pays. Prenant l’exemple des photocopieurs, G. Konrad rappelle qu'ils sont en accès libre à l'Ouest tandis qu’ils sont en nombre et en accès restreints à l'Est. Il prédit une démocratisation du régime dès lors que la population pourra librement dupliquer un document, quel qu'il soit, sans craindre la suspicion de l’administration.

 

Back Conclusion

Les analyses de G. Konrad sont extrêmement pertinentes et inspirées d'un profond humanisme. Ainsi, le lecteur peut être surpris, au détour d'un paragraphe, d'entendre la petite musique joviale et bonhomme du poète et chanteur français Georges Brassens [1] :

Une analyse pertinente certes, même si la sortie du communisme des pays du Centre-Est ne s'est pas tout à fait réalisée tel qu'il l'indiquait. Il faut reconnaître que sa recherche d'une voie médiane, à court terme tout du moins, ne s'est rencontrée qu'en Hongrie et en République tchèque avec la Révolution de velours.

Néanmoins, il est intéressant de constater comment ses recommendations à une participation accrue de la société civile a été entendue à l'Est en 1988-89 mais également à l'Ouest à travers le mouvement étudiants-lycéens de novembre-décembre 1986 où l'on voyait des manifestants exprimer des revendications très politiques, mais à côtés des partis politiques traditionnels.
En France, on retrouve une partie de sa pensée dans le réseau politico-associatif ICARE, animé par des hommes et des femmes de gauche tel Bernard Dréano, ami de G. Konrad et préfacier de L'Antipolitique - ou encore le député européen communiste en rupture de ban, Philippe Herzog et Gabriel cohn-Bendit qui, pas plus tard qu'en décembre 1996, appelait à la création d'un parti antiparti.
Dans le même ordre d'idée, Albert Levy, chercheur au CNRS au laboratoire des théories des mutations urbaines, constate qu'une "sphère intermédiaire émergente se constitue et s’organise autour de l'action critique, civique, cognitive et revendicative [elle est le fait de] nombreux agents et acteurs sociaux, issus de la société civile"[2]. Il en définit également les buts : "son objectif est de trouver une nouvelle médiation entre la société et l'Etat en dépassant les formes institutionnelles et sclérosées, et les pratiques politiques qui en découlent, pour favoriser l’émergence d'une nouvelle opinion publique plus responsable, plus engagée et déboucher enfin sur une nouvelle citoyenneté plus active".

 


Notes

[1] Georges Brassens, Mourir pour des idées, 1966
[2] Albert LEVY, "Cette sphère publique critique qui émerge", in Le Monde, page Horizon-Débat, 26/02/97

 

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